De l’idéologie au réalisme
Je suis frappé en ce moment par l’impact négatif que peut procurer une idéologie quelque qu’elle soit, quand bien même elle prône des valeurs positives et répond à des aspirations d’humanisation profondes.
Bien sûr quand on regarde l’histoire, il est clair que les idéologies de la fin du XIX siècle ont montré leurs limites dans la confrontation au réel. Tant du côté marxiste que capitaliste. Lorsqu’il a fallu passer dans le concret l’écart entre le discours et la réalité s’est avéré abyssal et insupportable. Parfois ce qui est prôné produit son exact opposé. Pensons à l’Allemagne de l’Est où le système communiste en place a produit un nivellement par le bas de la couche populaire, une déresponsabilisation, une incapacité à se mobiliser… au lieu de lui donner accès à ce que visait Karl Marx, l’émancipation du prolétariat. Aujourd’hui on peut faire un constat assez similaire sur le libéralisme économique qui vise à permettre à chaque citoyen de s’enrichir. Les écarts entre les plus riches et les plus pauvres n’ont jamais été aussi élevés !
Je constate aujourd’hui exactement le même phénomène dans les entreprises qui aspirent à une certaine forme de libération. Quand le discours des responsables est perçu comme idéologique, cela fait des dégâts. En effet, prôner le bonheur au travail à ses salariés alors qu’ils sont en train de vivre des changements douloureux, une réorganisation, un plan de licenciement même avec des départs volontaires, relève d’une forme inconscience, notamment sur l’évaluation de l’impact sur les managers… C’est comme jeter de l’huile sur le feu !
J’ai le souvenir ici d’un client qui a lancé il y a quelques années une démarche visant à responsabiliser les salariés en leur permettant de reprendre la main sur des sujets clés de leur quotidien. Louable démarche, pleine de sens et de belles valeurs, portée avec conviction par les dirigeants. Notons au passage que dans ce type d’approche, la place et le rôle des managers est par nature fortement questionné. En plus, le « hic » est qu’au même moment, et ce pour de bonnes raisons, l’entreprise a lancé une démarche visant à réduire le nombre de ses cadres. Bien que redoublant d’effort dans sa communication pour distinguer les deux démarches, elle n’a pu empêcher que la démarche de libération ne soit assimilée à un PSE déguisé… Il eût été plus sage, avec le recul, de libérer d’abord l’initiative au sein de l’entreprise et de réorganiser ensuite au bout de quelques années de fonctionnement avec le nouveau mode managérial. Cela aurait probablement permis de mieux percevoir comment réorganiser.
Faut-il pour autant renoncer à tout discours ? À tout idéal ?
C’est là la nuance, renoncer au discours idéologique ne signifie pas ne plus avoir de vision d’avenir mobilisatrice. L’homme ne se nourrit pas que de pain, il se nourrit aussi de sens. Mais on parle ici d’un art subtil. Porter un idéal, comme celui du bonheur au travail, demande d’être très au contact de ses équipes, de les écouter, d’accuser réception de leurs difficultés et donc par conséquent de stopper les discours hyper-persuasif du style : « mais ce sera super, vous verrez, c’est ça qu’on veut tous vivre, tout le monde sera gagnant, je suis persuadé que ça va marcher… etc.» Ils ne font que renforcer l’écart entre le réel et l’idéal.
Une fois la vision affirmée et comprise (ce qui demande de la répéter, simplement sans impatience, juste pour réexpliquer), il nous semble que le premier rôle de la direction consiste à se concentrer sur la valorisation des petits pas, le renforcement de tout ce qui va dans le bon sens.
La deuxième chose primordiale est que les porteurs de la démarche se montrer souples et adaptables : les solutions se co-construisent et personne ne sait au début quel visage aura l’organisation dans « x » temps. Par exemple, si la direction a imaginé en lançant une telle démarche que 40% des gens demanderaient à télé-travailler parce que c’est « vachement » bien…. et que finalement en regard de l’activité de l’entreprise les gens expriment plutôt le désir de fonctionner en horaires libres et choisissent majoritairement de ne pas télétravailler, et bien soit. Le télétravail ne fait pas partie d’un quelconque dogme de la libération ! Certains seront surpris, voire déçus, mais rendre libre c’est accepter que les gens se saisissent de cette liberté, même si parfois leurs décisions peuvent être prises « en réaction à » et donc pas complètement librement. La liberté demande un apprentissage, ce qui implique de faire des erreurs et parfois de s’égarer un peu.
La troisième chose clé est à mes yeux de rester en dialogue permanent sur toutes ces questions. Il s’agit de grandir en capacité d’accompagnement interne. C’est souvent l’occasion de renforcer le management dont le rôle tend alors à changer. Il s’agit d’être présent moins en tant qu’expert métiers et plus en tant qu’expert de processus (réfléchir à comment faire travailler les gens ensemble en vue d’une véritable coopération) et en tant que porteurs de sens (permettre aux salariés de relier ce qu’ils décident concrètement à la stratégie définie).
En faisant ces trois choses, je pense que le piège de l’idéologie s’estompe et que cela aide la stratégie à devenir réelle.